23.

 

Une immense foule encerclait le Temple de l’Esprit. J’y descendis, invisible, au milieu des caméras et des journalistes. Je compris que Gregory Belkin devait apparaître pour faire une déclaration spectaculaire à six heures du soir environ, et qu’il connaissait l’identité des ennemis du Temple. Il avait l’intention de révéler les noms des terroristes et de tout mettre en œuvre pour faire échouer leur nouveau plan de destruction.

La foule se répandait, bloquant la Cinquième Avenue ; de nombreux fidèles, chassés par la presse, s’étaient regroupés dans le parc et priaient.

Je m’élevai dans l’immeuble et trouvai Gregory assis dans une grande salle avec cinq hommes, au milieu des grandes cartes électriques et de nombreux écrans ; il était très occupé à donner ses dernières instructions. La pièce était insonorisée et, avant de me rendre visible, j’observai qu’il n’y avait aucune caméra de surveillance. Tous les écrans montraient l’extérieur, et les murs n’avaient pas d’oreilles.

À l’instant où je descendis, Gregory affirmait :

— Rien ne se produira dans les deux heures suivant l’annonce officielle de ma mort.

Ces mots me galvanisèrent.

J’apparus dans mon costume babylonien, en tunique de velours bleu et or, avec ma longue chevelure et ma barbe. Je le soulevai de son siège. Ses hommes se jetèrent sur moi, je les repoussai violemment. Par une autre porte entra un petit détachement de soldats armés. Quelqu’un tira un coup de feu. Gregory cria : Non ! La troupe de brutes me cerna, armée de ces puissants fusils modernes qui braquent sur vous un rayon de lumière avant de tirer. Ils avaient tous l’air de tueurs.

Ceux qui se trouvaient autour de la table étaient d’un type plus modéré, mais aussi sérieux, et incluaient le docteur Cerveau. Ils puaient la rancœur, la suspicion et la désolation d’avoir été interrompus.

— Non, restez calmes, ordonna Gregory. Ceci est inévitable, et ne doit pas nous arrêter. C’est un ange que nous envoie Dieu pour nous aider.

— Ah oui ? dis-je. Qu’as-tu fait de ton frère ? Si tu ne me dis pas la vérité, je t’arracherai les membres un à un, et ces hommes mourront tous avec toi. C’est le seul choix que tu me laisses. Quelle est cette histoire de mort officielle ? Parle ou je détruirai tout.

Gregory soupira, et pria les autres de sortir.

— Tout se déroulera comme prévu, mais cet ange doit apprendre l’étendue de son pouvoir. Allez, retournez à vos lieux de travail dans l’immeuble, et assurez-vous que mon frère va bien et qu’il n’a pas peur. Tout sera glorieux. Nous arrivons à l’heure des miracles. Cette créature que vous voyez ici est un miracle de Dieu. N’en dites rien à personne.

Ses collaborateurs se précipitèrent dehors à une vitesse effarante, mais il lui fallut un peu plus de persuasion pour faire comprendre à sa milice qu’il savait ce qu’il faisait.

Je le rejetai sur son siège.

— Monstre ! Menteur ! Comment as-tu pu dire à la face du monde que j’avais tué ta femme et ta fille ? Dis-moi où est Nathan, dis-moi quel est ton dessein.

Je passai en revue les écrans alignés en haut des murs. Ils montraient des vestibules, le hall, des ascenseurs à l’arrêt. Je ne voyais que des espaces vides. Et des gardes qui passaient.

Les cartes étaient impressionnantes, couvertes de lumières colorées : les pays écarlates et jaunes, les fleuves tracés comme des éclairs zébrants.

— Ne l’as-tu pas deviné, intelligent esprit ? Il me sourit. Que je suis heureux de te voir ! Pourquoi as-tu mis si longtemps ? J’ai besoin de toi, et nous n’avons plus guère de temps.

— Je sais que tu vas tuer ton frère à ta place, afin de ressusciter d’entre les morts ! Jusque-là, c’était facile à deviner. Tu as choisi d’agir à six heures. Six heures ou avant. Je veux ton frère sain et sauf ici, dans mes bras, pour le ramener à son peuple.

— Non, Azriel, dit-il d’une voix raisonnable, son assurance s’embrasant en lui comme un feu. Assieds-toi, et laisse-moi t’expliquer ce qui va se passer. Tu ne peux pas en imaginer la beauté. Quant à Nathan, il ne souffrira pas. Il est bourré de sédatifs et n’a aucune idée de ce qui l’attend.

— J’en suis bien convaincu ! répliquai-je avec un mépris absolu.

Le souvenir me revint de gens qui me donnaient quelque chose à boire, en disant : « Tu ne souffriras pas. » Ils peignaient d’or tout mon corps.

— Si tu me tues, poursuivit Gregory, tu ne changeras rien. Le plan devient opérationnel après ma mort. Si tu veux que je meure avant six heures, tu ne feras qu’avancer l’instant des Jours derniers. Tout est en route. Moi seul puis l’arrêter. Tu serais fou de me tuer. Il me fit signe de m’asseoir. Cette pièce est insonorisée, elle n’est pas sous surveillance vidéo, dit-il. Ce que nous disons est totalement confidentiel. Je veux ton attention et ta compréhension.

— Tes soldats ?

— J’ai pressé un bouton, là, sous la table. Ils ne reviendront plus. Mais ce que je te révèle doit rester secret pour le monde entier. Tu devras être des nôtres quand tu quitteras cette pièce. Nous devrons la quitter ensemble.

— Tu rêves.

— Non. Tu manques de vision, esprit. Tu en as toujours manqué. Tu as été esclave pendant trop de siècles, et ce n’est qu’à mon époque que tu as découvert toute ta force. Avoue-le. Les médecins ont trouvé de la semence vivante dans le corps de ma femme. Tu as perdu ton air désemparé et ton regard figé, esprit. Ma femme t’a-t-elle appris à être un homme ?

Je pressentais que je ne pourrais pas résoudre cette histoire en la tranchant comme le nœud gordien.

Il saisit une télécommande couverte de boutons. Je posai la main dessus.

— C’est pour contrôler les écrans, rien de plus. La plupart sont de la vidéosurveillance. Il n’y en a que deux importants. Regarde là, au-dessus de la carte centrale.

Aussitôt, sur les deux écrans, apparurent des plans fixes de gens affamés, de morts, de champs de bataille, de bâtiments bombardés, de tas d’ordures. Ces photos présentaient un panorama du monde entier. Je pouvais voir des temples mayas derrière des villageois rassemblés ; sur une autre, des ruines cambodgiennes.

Il regardait ces images avec une sorte de sérénité, comme s’il avait oublié ma présence ou la trouvait naturelle.

— Promets-moi qu’il n’arrivera rien à Nathan pendant notre conversation, dis-je.

— Je te le promets. Rien n’arrivera avant six heures ; tout repose sur mon signal. Mais il faut que tu saches, cher ange, que tu n’as aucun pouvoir de négociation.

— Ah ?

Il se tourna pour me décocher un gracieux sourire, rayonnant, fou de bonheur.

— J’ai attendu ce jour si longtemps ! s’exclama-t-il. Et penser que tu es arrivé au beau milieu ! Je crois que Dieu t’a envoyé à moi, en réponse au sacrifice d’Esther. Je n’en ai moi-même vu la symétrie, ou le génie, que par la suite. J’ai sacrifié Esther, que j’aimais, et tu es descendu du Ciel.

Il paraissait sincère.

— Je n’étais pas au Ciel, répliquai-je. Où est Nathan ?

— Réfléchissons intelligemment. Si tu perdais ton caractère angélique et que tu me tuais, tu ne ferais que déclencher automatiquement la mise en œuvre du plan. En détruisant cet immeuble, tu la déclencherais automatiquement aussi. Si tu veux avoir la moindre chance de comprendre, d’accepter, ou de modifier quelque chose, tu as besoin de moi. Écoute-moi jusqu’au bout.

— Tu as bien l’intention de tuer Nathan à six heures du soir, n’est-ce pas ? Tu l’as fait entrer à l’hôpital sous ton nom, pour disposer de preuves dentaires et d’ADN permettant d’identifier Nathan comme étant Gregory, afin que ta mort soit confirmée…

Mes propos parurent le fâcher.

— C’est une version bien brutale de tout ce que j’ai accompli. Le monde est en jeu, comprends-tu, Azriel ? Dieu du Ciel, tu dois être mon Divin Témoin.

— Pas de romantisme, Gregory. Tu conserves quelque part des documents concernant ton ADN, qui viendront astucieusement remplacer ceux de Nathan. Ces documents confirmeront que tu es ressuscité. Tu as beaucoup de gens impliqués dans la manipulation de ces données.

— Je commence à aimer ton intelligence, dit-il. Maintenant, fais-la vraiment travailler. C’est pour le monde que nous agissons. Tu ne peux pas l’empêcher. Souviens-toi que lorsque viendront les Jours derniers, ce soir entre six heures et minuit, tu auras besoin de moi, désespérément ; de même que toute personne vivante et destinée à vivre. Sinon, les catastrophes succéderont aux catastrophes.

— Que sont donc ces Jours derniers ? Que va-t-il se passer ? Tu vas le faire assassiner. Et ensuite ? Tu vas faire semblant de ressusciter ?

— Dans trois jours. N’est-ce pas ce qu’a accompli l’autre Messie ?

Trois jours. D’horribles images floues, grouillant de lions, d’un immonde essaim d’abeilles, de danses. Je les chassai en frissonnant. Je vis la croix du Christ. Je vis la résurrection du Christ sur des tableaux anciens et récents. J’entendis des paroles chrétiennes en grec et en latin.

— Je désire te le faire comprendre, reprit-il. J’ai songé à plusieurs reprises que tu étais le seul à pouvoir l’apprécier.

— Pourquoi ?

— Azriel, aucun autre être vivant n’a mon courage. Aucun. Il faut du courage pour tuer. Tu le sais. Tu connais le temps et le monde, tu as assisté à la guerre, à la famine, à l’injustice. Mais d’abord, que je t’avertisse. Si tu ne m’écoutes pas jusqu’au bout, si tu décides que ma mort est nécessaire et que peu t’importe ce qu’il adviendra du monde, il reste la question des ossements.

— Oui ?

— Ils sont dans un four, dans ce bâtiment même, et un mot de moi les fera fondre. Oh, je devrais peut-être te dire les résultats de nos examens, non ?

— Si tu as du temps à perdre. Mais j’aimerais mieux que tu me parles des Jours derniers.

— Tu ne veux pas savoir ce qu’il y a à l’intérieur de tes os ?

— Je le sais. Mes os.

Il secoua la tête en souriant.

— Plus maintenant. Les ossements humains ont été entièrement rongés par les métaux dans lesquels ils ont été emprisonnés. Il reste très peu de chose, pour ne pas dire rien. À mon avis, dès que le métal sera chauffé, il calcinera et détruira sans difficulté toute trace de restes humains.

— C’est ce que cela signifie pour toi ? Je souris à mon tour. Comme c’est amusant ! Pour moi, les résultats de tes examens ont un sens différent. Restait-il de quoi procéder à ta magie d’ADN ?

Il secoua la tête.

— Il ne reste presque rien.

— Excellente nouvelle. Continue.

Il m’examina plus intensément. Il se pencha pour me prendre la main, et je me laissai faire. Tout son charme était à l’œuvre et ses yeux avaient la profondeur et la sincérité de la grandeur. Très attirant. Rachel m’avait mis en garde.

Je le détestais. Ne fût-ce que pour Esther et Nathan seuls, comme si le reste du monde ne comptait pas, ou que porter leur deuil fût de toute justice.

— Azriel, mon rêve est d’une grandeur sans pareille. Il comporte la dureté et la mort, mais ceux d’Alexandre aussi. Et ceux de Constantin. L’empire d’Égypte a connu deux mille ans de paix grâce à sa dureté et à sa volonté de tuer.

— Explique-moi ton plan.

Il désigna la grande carte du monde fixée au mur, couverte de points lumineux pour la plupart rouges et bleus.

— Voici mes quartiers généraux à travers le monde. Voici mes temples, mes prétendues stations de villégiature, mes prétendus bureaux. Des aéroports. Des îles.

— Mon Dieu, pourquoi l’ambition vient-elle à un homme pareil ? Pense au bien que tu pourrais faire, espèce de monstrueux imbécile immoral !

Il rit de bon cœur, comme un enfant.

— Mais c’est précisément cela, mon cher gaffeur impulsif. Je suis un génie moral. Il désigna les cartes : Ils sont prêts, dans les deux heures suivant la confirmation de ma mort, à détruire les deux tiers de la population mondiale. Avant que tu ne protestes, laisse-moi t’expliquer que ce sera fait par un filovirus mis au point ici même et déjà en place dans tous ces temples. Ne m’interromps pas. Il leva la main, et poursuivit. Ce virus tue en cinq minutes maximum. Sa première action immédiate consiste à embrumer le cerveau et à emplir la victime d’un sentiment de paix et d’extase.

Il sourit doucement ; son regard se figea comme s’il entendait une musique grandiose.

— Personne ne souffrira, Azriel. Ah, quelle perfection, comparée à la hideuse et grossière stupidité de Hitler ! Quel monstre cruel et primaire ! Un fossoyeur, un chiffonnier, un démon qui tripatouillait l’or des dents de ses millions de victimes. Il haussa les épaules. Peut-être n’était-ce pas le moment, tout simplement. Nous n’avions pas la technologie.

Il reprit :

— Le virus sera lâché en même temps qu’un gaz mortel qui se dissipe en quatre heures. Ensemble, ils tueront tout ce qui vit dans la région. Mes avions et mes hélicoptères sont prêts à agir dans le monde entier. Ils survoleront les territoires concernés sans relâche, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus âme qui vive. Des bataillons ont été mis sur pied dans certaines villes densément peuplées comme Bagdad, Le Caire et Calcutta. Ils introduiront le gaz et le virus dans les grands immeubles par les conduits de ventilation. Parmi ces exécutants, certains sont désireux de mourir. Les autres porteront des vêtements de protection.

— Mon Dieu, mais combien de villes, de pays, de gens comptes-tu anéantir ?

— La majeure partie du monde, Azriel. Je te l’ai dit. Deux tiers de la population mondiale. Imagine, si tu préfères, qu’il s’agit d’un fléau inévitable, survenu sous une forme angélique, pour débarrasser la planète de ses déchets. Sais-tu ce qu’a accompli la peste noire en Europe ?

— Comment pourrais-je l’ignorer ?

Je songeai à Samuel et aux maisons incendiées de Strasbourg.

— Ce que tu ne sais pas, c’est que l’Europe serait aujourd’hui un désert, s’il n’y avait pas eu la peste. Tu ne sais pas combien de gens ont succombé à la grippe au début de ce siècle. Tu ne sais pas que le sida était voulu. Tu ne sais pas ce qu’il faut de courage pour retenir les leçons de la nature et s’élever au-dessus d’elle plutôt que chercher à la contrecarrer, et y mettre le chaos à mesure que tu la détruis.

— Quels pays du monde ? Tu parles de l’Asie ?

— Oh oui. L’Asie, l’Orient… Leurs peuples seront éliminés de la face de la terre. Tout le nord de la Russie. Ne sera sauvée qu’une petite partie de la Russie orientale, et encore… je ne suis pas tout à fait décidé. Le Japon sera rayé de la carte.

Il continua d’une traite, très excité. J’aurais pu jurer qu’une lumière émanait de lui.

— Tu n’es pas resté assez longtemps sur cette terre pour comprendre la logique de mon projet. D’abord, toutes les zones peuplées du continent africain seront éliminées. Imagine : vider l’Afrique ! Toutes les régions habitées ont été ciblées. Les seuls animaux à survivre seront ceux éloignés des secteurs peuplés. C’est grandiose ! Vois-tu, le virus n’affectera pas la plupart des animaux ; le gaz se dissipera assez rapidement pour que les animaux survivent dans leur immense majorité. Oh, c’est très complexe. Tout a été fait pour éviter la panique, la souffrance ou la compréhension parmi ceux qui meurent. Ils ne souffriront pas, ils ne subiront pas la monstrueuse agonie de nos parents dans les camps allemands.

Je n’osais pas l’interrompre. Mais imaginez mes sentiments, Jonathan, à ce moment-là ! La panique m’envahit ; cependant, quelque chose de plus dur me domina : la détermination d’empêcher à tout prix cette folie. Je m’armai donc d’un masque.

— Ta vision est magnifique, Gregory.

— Il ne restera plus un seul être vivant en Inde ni au Pakistan, poursuivit-il avec une ferveur extatique. Au Népal non plus, même dans les montagnes les plus reculées. Bien entendu, Israël sera anéanti puisqu’il faut détruire la Palestine, l’Irak et l’Iran. Toute cette partie du monde disparaîtra – les Arméniens, les Turcs… les Grecs, les peuples des Balkans, l’Arabie Saoudite, le Yémen…

— Le tiers monde, comme vous l’appelez. Le monde pauvre. C’est bien de cela que tu parles ?

— Je parle du monde mortellement malade, sans cesse en guerre, courtisant la famine, et nous entraînant tous vers le fond. Le vaste monde impossible à sauver – le monde qu’Alexandre n’a pas pu sauver, ni Rome, ni Constantin, ni le président de ce pays, ni les Nations unies, ni les faibles pacifistes au grand cœur, tous les libéraux indécis qui ne servent qu’à présider aux massacres !

Il soupira.

— Oui, continua-t-il, les incurables, les incontrôlables et les irrécupérables. Ils mourront tous. Dès minuit. Les temples sont prêts pour une nouvelle attaque au gaz, demain. Nos camions, nos avions, nos hélicoptères – tous sont camouflés en véhicules médicaux. Nos gens sont vêtus en personnels médicaux. Quiconque les verra croira qu’ils sont là pour aider. Les gens se dirigeront vers eux pour demander assistance, et notre personnel les tuera en douceur. Cela marchera magnifiquement ! Nous avons procédé à des estimations. Tout Le Caire sera mort en deux heures. Calcutta nécessitera plus de temps.

Il prit un air attristé.

— Le troisième jour sera le pire, car nous devrons pourchasser les survivants. Ils connaîtront la peur. Mais brièvement. Il faudra peut-être tirer des coups de feu, peut-être même faire exploser des bombes, mais nous ne le souhaitons pas. Nous prévoyons un monde magnifique et silencieux dès la fin du troisième jour.

Sa main retomba, chaude et ferme, sur la mienne ; ses yeux brillèrent.

— Imagine, Azriel, le continent africain calme et silencieux, les pyramides égyptiennes dressées dans le silence, les vapeurs et la crasse du Caire retombées comme du sable ! Imagine le Zaïre sans épidémies ni virus ! Imagine les affamés endormis en silence ! Imagine les forêts tropicales autorisées à croître de nouveau, la jungle fleurissant sans intrusions, les animaux sauvages autorisés à se multiplier comme Dieu l’avait prévu.

Ah, Azriel, mon rêve est grand comme celui de Yahvé quand il a dit à Noé de construire son arche. J’ai même protégé certaines espèces critiques. Des génies et des savants de grand talent ont été attirés ici pour une conférence internationale, afin qu’ils soient sauvés quand leur peuple mourra. Ma patrie est mon arche. Mais le reste doit mourir. Il n’y a aucune autre issue charitable ou élégante à la situation actuelle.

— Israël doit mourir, tu ferais cela à ton propre peuple ?

— Il le faut. D’ailleurs… Nous devons rendre la sérénité aux Lieux saints. Mais tu vois bien que de nombreux Juifs, ici, survivront. Les États-Unis et le Canada seront épargnés. Dans cet hémisphère, les attaques ne liquideront que les terres du Sud : le Mexique, l’Amérique centrale et les Caraïbes. Toutes ces îles redeviendront sereines, les poinsettias rouges y refleuriront, et les palmiers danseront dans la brise.

Mais tout survivra dans notre pays et au Canada. Ce virus meurt très vite. Nous l’avons mis au point d’après les trois souches Ébola, et quelques autres découverts par nous-mêmes. Tu n’imagines pas le mal que nous nous sommes donné pour perfectionner notre formule, de manière à préserver les chevaux et le bétail. Tu n’imagines pas combien nous avons travaillé, pour que tout ait lieu en douceur.

Il soupira en hochant légèrement la tête, puis reprit :

— Il y aura des exterminations ponctuelles de villages dans la jungle amazonienne – eh oui, il le faudra – mais la végétation ne sera pas atteinte par ces poisons intelligents. Azriel, peux-tu imaginer quels génies j’ai fait travailler pour moi ? Des hommes ont passé des années à travailler sur les programmes de guerre bactériologique du gouvernement…

— Et l’Europe ? Tu vas anéantir l’Asie Mineure. Tu vas anéantir les pays balkaniques. Que vas-tu faire de l’Europe ?

— C’est notre plus grand problème, d’un point de vue stratégique. Parce qu’il faut anéantir les Allemands, à cause de ce qu’ils ont fait aux Juifs, avec Hitler. Les Allemands doivent disparaître. Tous. Absolument. Mais nous voulons épargner les autres pays européens. Sauf l’Espagne. Je n’aime pas l’Espagne ; elle a subi trop d’influences islamiques. L’extermination sera très feutrée en Allemagne, elle impliquera plus d’opérations à pied qu’aucun autre pays ; malheureusement, on risque quelques bavures inévitables parmi les Français et les Anglais qui voyageront en Allemagne à ce moment-là.

Il se leva et s’approcha de la carte.

— Tout est prêt. Tout est en place. Les dernières expéditions de produits chimiques sont faites. Ce qui reste ici, dans cet immeuble, peut servir à attaquer quiconque y entrerait. Nous pouvons isoler totalement certaines zones pour y gazer la police et les autorités. Tu te rends bien compte, ajouta-t-il, que, de la plupart de ces secteurs condamnés, nous serons les seuls à émettre en direction des États-Unis. Ce qui nous donnera l’avantage pour décrire ce doux fléau. Nous avons écrit notre poésie, digne de rester dans les mémoires, comme l’histoire des batailles de Darius, gravée dans la roche.

Il me montra les divers écrans dont les caméras restaient fixées sur des corridors, des pièces vides ou des ascenseurs.

— Tous des pièges mortels. Nous sommes dans une forteresse. Le troisième jour, poursuivit-il, tandis que les États-Unis sangloteront sur le reste du monde, et que tout bas ils soupireront d’aise d’en être débarrassés, je ressusciterai d’entre les morts. Je proclamerai que ce fléau était inévitable, qu’il était la volonté de Dieu. Tous les disciples de mon Temple sont prêts à prendre des postes de commandement.

— Savent-ils que c’est une supercherie ? voulus-je savoir. Tes disciples imbéciles ? Savent-ils que c’est Nathan, un jumeau identique, qui va être tué ?

Il me sourit, bras croisés, dos à la carte.

— Combien sont-ils à connaître ta fraude ? Combien sont-ils, impliqués dans la substitution des dossiers au moment clé afin de certifier ta résurrection ?

— Suffisamment de gens clés sont au courant. Bien entendu, la grande masse de mes fidèles ignore tout. Ils savent qui je suis, et quand j’apparaîtrai ils sauront que c’est Gregory. J’en prends la responsabilité sur mes propres épaules. J’assume la responsabilité du meurtre du monde, avec le fardeau du nouveau mythe de mon voyage en enfer et de mon retour. Je suis le nouveau Messie. Je suis l’oint de l’Éternel. Mes secrets sont miens comme ceux de Yahvé étaient Siens.

Il prit le temps de se calmer. Il avait les yeux humides d’émotion.

— Tu es beau, Azriel. J’ai besoin de toi. Tu m’as été envoyé pour me seconder.

— Raconte la suite de ton plan. Qui sait quoi ? demandai-je.

— Très peu de gens, ici même, savent que la mort et la résurrection sont une supercherie. Mais n’est-ce pas ainsi qu’ont dû se passer les choses, la première fois ?

— La première fois, murmurai-je. Qu’est-ce que c’était, la première fois ? Le Calvaire ? C’est ce que tu penses ?

— Même les gens qui répandront le gaz à travers l’Inde en ignorent les conséquences. Seuls les responsables le savent. Je dirige un univers de zélotes désireux de mourir pour moi et pour un monde nouveau, figure-toi. Maintenant, écoute bien. Écoute ! Imagine le soulagement des gens quand ils comprendront ce qui s’est passé. Sérieusement. Pense au soulagement des Américains et des Européens intelligents.

Il se rassit, et se pencha vers moi.

— Azriel, les gens seront fous de joie quand la Grande Mort sera passée. Il ne restera plus que l’Occident avec toutes ses ressources. La misère, la maladie, la guerre tribale… disparues de la terre. Un nouveau commencement.

Nous, Temple de l’Esprit, nous prendrons le pouvoir. Nous sommes plus nombreux que ceux qui risqueraient de nous résister à Washington. Et ailleurs, nous n’avons pas de problèmes. Nous savons ce qui s’est passé. Nous annoncerons sur les oncles que la volonté de Dieu a été accomplie, que la terre est en paix, libérée des millions d’êtres qui la dévoraient tels des termites et des parasites. Les adeptes de notre Temple à Washington sont prêts. Il y en a trois mille à proximité immédiate de la Maison-Blanche et du Pentagone. Le cas échéant, l’entière population de Washington peut être gazée. Cependant, je crois profondément que nous ne devrions pas faire cela à notre peuple.

— Quelle compassion !

— Sagesse, plutôt. Nous voulons montrer au gouvernement qu’il a été épargné par le prophète Gregory, suivant la volonté de Dieu, afin d’aider à reconstruire un ordre mondial nouveau et bon. Je veux donner au président et aux députés le temps de visualiser ces continents vides où les lys des champs pourront refleurir dans toute leur gloire.

Il m’implorait du regard, sincèrement ému. Lorsqu’il tremblait, ce n’était pas sous l’effet de la peur mais d’une grande impatience.

— Ne vois-tu donc pas, mon ami ? reprit-il. C’est ce que tout le monde souhaite. Lorsqu’un homme allume la télévision, le soir, et qu’il voit la guerre dans les Balkans, cela l’emplit de désespoir. Eh bien, il n’y aura plus de guerre ! Bosniaques et Serbes seront pareillement morts.

Imagine, ne plus jamais avoir à s’inquiéter pour les millions de gens nus, la faim, les inondations, les catastrophes en Inde. Disparus ! Les villes et les temples seront vierges et prêts à être réveillés. Personne ne veut plus entendre parler de génocide en Irak, d’émeutes à Tel-Aviv, ou de massacres au Cambodge. Nous sommes tous écœurés d’assister au combat du tiers monde, impuissants, castrés par notre supériorité et le raffinement de nos valeurs.

Personne n’a les moyens, l’aplomb, la sagesse ou le courage de le faire. Sauf moi ! Moi seul le ferai ! Je frapperai comme a frappé Pharaon.

Je ne répondis rien. J’entendais une horloge dans mon cerveau. Six heures au plus tard. Quelle heure était-il ?

— Tous ces gens l’ont bien cherché ! J’étais né pour accomplir cette œuvre, tu en es la preuve, poursuivit-il. Nathan doit mourir à ma place à six heures, et si je meurs avant, s’il m’arrive quoi que ce soit, si je donne un signal, le processus d’extermination du monde se déclenchera automatiquement. J’ai mille manières possibles de donner le signal.

— Nommes-en une, par exemple ?

— Pardon ?

— Par exemple si je te tue tout simplement, maintenant même, puis que je sauve Nathan et que je révèle la conjuration ?

— Impossible. Tu ne te rends pas compte qu’il y a des soldats à toutes les portes ? Et les ossements, souviens-toi ! Je les ai prévenus : si tu commences à nous combattre, ils doivent carboniser les ossements, ce qui mettra un terme à ton existence.

— Et si ça ne marche pas ?

— Que peux-tu faire ? Tu ne peux être qu’à un seul endroit à la fois, esprit ou non, et tes capacités sont limitées. Quand Rachel s’est suicidée derrière ton dos, tu ne le savais pas.

— Crois-tu que je vais tout bonnement te laisser faire ? T’imagines-tu que je serai complice de ces horreurs ? Cyrus est arrivé au pouvoir par la tolérance envers les religions dans son empire de Perse. Alexandre a apporté l’hellénisme en Asie, et allié l’Asiatique au Grec. La pax romana a été une période de tolérance. Ne vois-tu pas, salaud, que tu prends place parmi les destructeurs !

Je ne pouvais plus me retenir. Il parut profondément blessé, mais surtout déçu et triste.

— Tu prends place avec Attila le Hun, reprisse. Tu prends place avec Tamerlan, qui construisait des murailles avec les cadavres de ceux qu’il conquérait. Tu prends place avec la peste noire, avec Ébola, avec le sida. Tu n’es que destruction !

Il porta ses mains tremblantes à son visage.

— Azriel, essaie de comprendre la beauté de mon dessein. Son ampleur. Dois-je te rappeler ce que Yahvé ordonna à Josué, à Saul, à David ? D’anéantir leurs ennemis jusqu’au dernier homme, à la dernière femme, au dernier enfant. Ne vois-tu pas, Azriel, qu’il y faut du génie, et un courage incroyable ? Ce courage, je l’ai, ainsi que les moyens d’aller jusqu’au bout. Je peux supporter les condamnations et les cris de protestation. J’ai la vision !

Il se releva, et retourna se planter devant la carte, l’air rêveur.

Il y avait une petite étoile au centre de la carte. Je la vis trop tard. Blanche, l’étoile de David, ou des magiciens. Elle avait toujours eu une grande signification. Il la contemplait tendrement.

Trop tard, je me rendis compte qu’il avait appuyé dessus ! C’était un bouton. Il avait déclenché quelque chose !

— Qu’as-tu fait ? demandai-je.

— Simplement envoyé Nathan à la mort. Il sera assassiné devant l’immeuble dans cinq minutes. Son meurtre déclenchera le compte à rebours de deux heures dans le monde entier. C’est le temps qui te reste pour t’instruire auprès de moi, prier, et devenir mon collaborateur.

J’étais cloué sur place, médusé.

— Mon Dieu ! m’écriai-je.

Et c’était une prière en même temps qu’un cri d’horreur.

— Eh bien, que vas-tu faire ? Rester ici ? Me tuer ? Tenter de sauver Nathan ? Nathan descend en ascenseur, en ce moment. Regarde cet écran. Tu le vois ?

Je le vis. Tout en haut dans un angle éloigné, je vis l’image floue d’un homme, Nathan, véritable clone de Gregory, maintenant que sa barbe et ses papillotes avaient été rasées. Il portait les vêtements de Gregory. Je pouvais même apercevoir la bosse du revolver personnel de Gregory dans la poche de sa veste. Je m’aperçus avec horreur que les portes de l’ascenseur s’ouvraient ; les silhouettes s’avançaient vers les portes du temple, vers la foule.

— Tu ne peux rien faire, Azriel. Tu es revenu à la vie pour être mon messager. Si tu me tues maintenant, c’est l’homme qui aurait pu se laisser convaincre un peu plus tard d’arrêter tout ça que tu auras tué. Je ne vais évidemment pas me laisser convaincre, mais en me tuant tu renonces à cette éventualité. Tu as besoin de moi, et tu le sais.

En désespoir de cause, je poussai un cri pour que me vienne le fer dont j’avais besoin. J’eus soudain deux clous dans les mains. D’un coup de pied je repoussai Gregory contre la carte, puis je l’aplatis contre le mur, de crainte que la carte ne soit pleine de mécanismes et de boutons.

Je lui enfonçai les clous dans les mains. Il se crispa, mais ne cria pas.

— Imbécile ! dit-il.

Il ferma les yeux, l’air de savourer la douleur. Puis il devint fou de rage.

— Eh bien, dis-je. Tu voulais être le Messie, non ?

Il jura et gronda en se débattant, les mains clouées au mur.

Sur l’écran je vis la silhouette de « Gregory », Nathan, s’avancer dans la foule.

Je me désintégrai pour me transporter sur place de toute ma puissance, invisible.

J’entendis les coups de feu. J’entendis siffler les balles qui s’abattaient sur l’innocent Nathan. J’entendis les hurlements s’élever dans la rue.

Le sortilège de Babylone
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